Iris sera immortalisée ainsi pour sa première année de maternelle. Elle fixe le photographe dans une blouse bleu roi, constellée d’étoiles, ses boucles dorées posées sur ses épaules, un sourcil plus haut que l’autre et une bouche en arc descendant, témoignant de ses émotions profondes : curiosité, doute et gravité.
Car Iris ne comprend pas. Et quand elle ne comprend pas, elle se tait et observe. Tout à coup, elle ne peut plus à porter ses ailes. Pourtant, jusqu’à la semaine dernière, sa maman l’appelait encore sa « petite fée ». Mais, maintenant qu’elle va à l’école, elle est devenue « une grande fille ». Qu’est-ce que ça veut dire ?
Et puis, pourquoi ne lui permet-on plus de courir tout son soul ? On lui impose de rester assise des heures durant, à souffrir depuis les jambes jusqu’aux fesses. Même en séance de sport, elle doit se tenir tranquille le temps que ses camarades saisissent ce que réclame la maitresse ! D’ailleurs, un autre dépit l’atteint dans son corps ; on l’oblige tout à coup à porter des pantalons ! Pourquoi la contraint-on à laisser ses merveilleuses robes au placard ? Elle n’a jamais vu une fée en pantalon quand même !
En outre, on la gronde si elle tente d’expliquer les coutumes des créatures de son jardin. Cette grande dame qui donne « des directives » aux élèves ose prétendre que les êtres magiques n’existent que dans les livres ! Iris a sincèrement essayé d’en dénicher dans les ouvrages gisant sur les étagères de sa classe ; aucun être n’habite là ! Ce sont des objets sans vie et sans relief. Elle compte bien les garder à distance.
Et puis, on l’oblige à tenir un crayon toute la journée dans sa main. Ça fait mal ; ça ne se manipule pas comme une baguette magique. Si, au moins, elle pouvait dessiner selon son envie ! Mais non, elle doit suivre les « directives ». Iris commence à comprendre le sens de ce mot et elle n’aime pas du tout ça !
Lorsqu’elle rentre, le soir, elle interroge ses amis sur ce monde de l’école où elle est forcée de se rendre. Ils restent sans réponse. Ils ne savent pas pourquoi c’est ainsi. Les trois lutins du petit bosquet de droite refusent d’entendre quoi que ce soit à propos de cette institution. Ils déclarent qu’ils y sont allés une fois et ils ont détesté cette aventure ! Mais, elle aussi ! Comment fait-on pour éviter d’y retourner ? Non, ils ne daignent même plus en discuter et ils s’éloignent en ignorant ses questions.
Le grand mélèze lui conseille de demeurer patiente. Iris veut bien ; mais, ça dure combien de temps l’école ? Parce que les journées qui se sont écoulées et que l’on nomme « une semaine » ont déjà paru si longues ! Le mélèze reste coi.
Iris retourne en classe, chagrine. Le summum de son désarroi vient du fait qu’elle ne peut même plus adresser la parole à son amie de toujours : la loutre qui la suit partout. Le soir, elle doit s’excuser auprès d’elle parce qu’elle n’est plus autorisée à discuter avec « un animal imaginaire ». Les autres, insensibles, disent qu’elle est bizarre de parler toute seule. Mais, elle ne parle pas toute seule ! Et pourquoi aucun de ses camarades ne joue avec son propre compagnon ? Elle ne rêve tout de même pas ! Il y a bien un zèbre couché au pied de ce gros garçon, là ! Et au-dessus de cette fille, une si jolie tourterelle ! Et ici, à côté de la rousse, ne constate-t-elle pas un ourson ? Qu’ils paraissent tristes, tous ces animaux, à être négligés ! La tourterelle cache sa peine, le bec sous une aile ; le zèbre soupire constamment et l’ourson, assis, se tient la tête d’une main, les yeux fixés au sol. Pourquoi est-elle la seule à s’en émouvoir ?
Et pourquoi tous ces enfants trouvent-ils si normal ce qui se passe à l’école ? C’est un endroit déconcertant où on montre fièrement des animaux immobiles sur de petits rectangles de carton. Des reproductions qui ne reflètent en rien la réalité ! Certes, Iris considère les couleurs jolies, mais les images ne démontrent en rien la légèreté d’une fourmi, le temps de réaction d’un chat, la froideur d’un lézard ou la fragilité d’une coquille d’escargot ! La vie ne peuple pas les livres. Non, décidément, Iris ne les aime pas.
Par conséquent, quand arrive cette Manon avec sa grande valise remplie à ras bord de ces objets trop carrés et trop polis, elle s’en écarte. Elle s’assoit le plus loin possible sur le tapis de lecture. Elle observe cette Manon s’installer sur une chaise, devant la classe réunie. Encore une qui va utiliser des récits pour lui démontrer comment on devient sage et obéissante. Iris jette un regard envieux à l’extérieur ; il fait si beau ! Soudain, Manon lui décoche un clin d’œil. Puis, elle se penche pour choisir un ouvrage aux bords de pages dorés.
« Connaissez-vous l’histoire de Saint-François-d’Assise ? demande-t-elle à la ronde en se redressant.
- Nooon! », répond la ronde en chœur.
Alors, Manon ouvre le livre et raconte l’aventure de ce religieux qui communiquait avec les animaux. Les oiseaux, les agneaux, les vaches l’écoutaient. Les chiens, les chats, les chevaux le suivaient. Cet homme trouvait tout naturel de s’adresser d’une façon égale à tous les êtres vivants qu’il croisait. D’ailleurs, parait-il qu’il a même convaincu un loup de laisser un village tranquille.
Iris, impassible, estime ces histoires honnêtes, mais elle préfèrerait entendre le toucan perché sur l’épaule de Manon. Il semble bien plus intéressant. Et puis, il a l’air joyeux, celui-là.
Manon termine son récit et distribue de nouveaux livres aux enfants qui l’entourent. Iris regarde le toucan. Elle rêve de l’approcher. Elle n’ose pas, comme une enfant qui a déjà subi la brûlure de commentaires glacés. À ce moment-là, Manon la rejoint et lui dit : « Adresse-toi à lui dans ta tête, il te répondra de la même façon. »
Iris sursaute. A-t-elle bien compris ?
« Je le nomme Petou. Parce que, en anglais, “can” veut dire “pouvoir”. J’ai donc transformé “toucan” en “Petou”. » L’animatrice parle bien de l’oiseau sur son épaule !
« Comment s’appelle ta loutre ?
- Vous la voyez ? s’écrie Iris, qui se sent tout à coup plus légère que la luciole qui volette avec désespoir près de l’institutrice.
- Bien sûr. Comment s’appelle-t-elle ?
- Loulou ! », répond Iris, les yeux plongés dans le regard de cette dame subitement si belle.
Les autres enfants commencent à se regrouper autour d’elles et demandent de quoi elles discutent. Iris se recroqueville ; va-t-on encore la rabrouer ? Manon s’assoit en face de la petite fille sur le tapis et, complice, elle dévoile le livre qu’elle tient dans sa main droite. « Je vais lire un conte pour toi, d’accord ? »
Iris opine faiblement ; sa méfiance pour les livres subsiste.
« Voici l’histoire d’un jeune Iroquois qui n’appréciait pas son animal totem. Savez-vous ce qu’est un animal totem ? demande à nouveau Manon autour d’elle.
- Nooon!, » répondent tous les enfants qui prennent place pour écouter ce nouveau récit.
Alors, Manon explique comment, dans certaines communautés, on attribue à chaque personne un être sacré qui l’aidera à développer certaines capacités innées. Or, le petit Iroquois de ce livre n’aime pas l’animal qui lui est assigné. Il ne trouve rien de fascinant au porc-épic. D’autant plus que son frère est assisté d’un mustang et qu’une renarde soutient sa sœur, deux esprits beaucoup plus utiles et beaux ! Mais, au fil de l’intrigue, on découvre que le porc-épic symbolise la joie et la foi en la vie. Or, cette foi indéfectible permet au jeune Iroquois d’inspirer de l’espoir aux membres de sa famille lors d’une situation difficile. Et de cet espoir résulte justement un dénouement heureux à l’histoire.
Manon se tait et regarde Iris en souriant : « Chaque animal totem insuffle un élan différent. Veux-tu nous présenter Loulou ? »
Iris, mue par l’apparition de l’Iroquois-porc-épic, ne se fait pas prier. Elle raconte ses aventures avec son amie de toujours. Les autres s’émerveillent de tout ce qu’elles ont connu ensemble. Ils rient. Une loutre, reconnue en tant que maitre aquatique, se révèle si vivante, ils ne l’imaginaient pas ! Elle plonge et saute et glisse ; elle enseigne le plaisir de jouer, à l’aise dans l’eau comme sur la terre. Elle se déplace avec autant de rapidité que de grâce. Iris mime son esprit-guide et tout le monde s’esclaffe. Quelle nouvelle expérience pour tous ! Alors, chacun souhaite ardemment connaitre son propre animal et Iris exprime ce qu’elle perçoit. L’après-midi passe si vite ! Manon est obligée de partir. Quand est-ce qu’elle revient ? Dans un mois. Un mois ? C’est combien de temps, ça ? C’est bientôt. Est-ce qu’elles pourront parler de Petou ? Certainement.
En attendant, Iris est abordée avec davantage de gentillesse et de respect. Les enfants la consultent maintenant pour savoir ce que leur totem veut leur transmettre. Ils aimeraient tant communiquer avec lui directement, eux aussi ! Et puis, ce garçon de deuxième année, un peu gauche, s’approche d’Iris en douce et lui demande tout bas s’il y a bien un canard à côté de lui. Iris sourit. Vrai ? Elle n’est pas la seule à les voir en réalité ?
Même l’institutrice se prête au jeu. Le lendemain, celle-ci propose à tous les élèves de dessiner son totem. Étrangement, chaque enfant esquisse un portrait assez ressemblant à ce que perçoit Iris. Mais, ça ne la surprend pas tant que ça, car elle remarque que chaque animal, comme ressuscité, se penche avec enthousiasme sur son ami humain et lui souffle, à l’oreille invisible, quoi tracer sur le papier. Il semble qu’une sorte de vent nouveau circule à présent dans la classe. Iris reste sereine face à cette énergie. De son savoir intérieur, elle sent que la loutre incarne justement la curiosité et l’ouverture aux mystères. La petite fille saisit avec exaltation sa propre feuille et elle découvre avec ravissement comment la magie d’un crayon lui permet de présenter au monde sa chère alliée Loulou.